Plus proche, plus décisif peut-être, voici un
Plus proche, plus décisif peut-être, voici un autre événement
non moins menaçant. C'est l'avènement de l'automatisation
qui, en quelques décennies, probablement videra les usines
et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus
naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité.
Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine
qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines
du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire.
Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ;
il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de
la minorité [...]. L'époque moderne s'accompagne de la glorification
théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société
tout entière en une société de travailleurs. [...] C'est une société
de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette
société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes
pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté.
Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait
vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe,
plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer
une restauration des autres facultés de l'homme.
Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient
dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société
, et parmi les intellectuels, il ne reste que quelques solitaires pour
considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme
des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous,
c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail,
c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste.
On ne peut rien imaginer de pire.
Hannah Arendt